« Le premier qui, ayant enclos un terrain, s’avisa de dire: Ceci est à moi, et trouva des gens assez simples pour le croire, fut le vrai fondateur de la société civile. Que de crimes, de guerres, de meurtres, que de misères et d’horreurs n’eût point épargnés au genre humain celui qui, arrachant les pieux ou comblant le fossé, eût crié à ses semblables: «Gardez-vous d’écouter cet imposteur; vous êtes perdus, si vous oubliez que les fruits sont à tous, et que la terre n’est à personne ». Dans son Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, Rousseau nous mettait déjà en garde en 1754 contre les dangers de la propriété, ce pouvoir de fait sur un bien.

Ceci est à moi. Ma voiture, ma maison, mon téléphone, mon chien, ma femme ou mon mari, mon amant ou ma maîtresse. Cette énumération de possessifs volontairement hyperbolique a pour vertu de nous rappeler que rien ne nous appartient jamais vraiment et qu’il y a une prétention égoïste de l’homme à vouloir s’approprier des biens ou des personnes. 

L’être humain semble profondément égoïste. Derrière le capitalisme se niche l’ego et le besoin de pouvoir et de propriété, foncière ou monétaire. Même le communisme s’est engouffré dans le travers de l’égoïsme lorsqu’un Staline a voulu tout régenter et se hisser plus haut que la communauté pourtant théoriquement constitée de gens existant tous sur un même pied d’égalité. 

Dans Qu’est-ce que la propriété ? ou Recherche sur le principe du Droit et du Gouvernement, l’anarchiste français Pierre-Joseph Proudhon déclarait avec force en 1840 que « la propriété, c’est le vol ! » Car la propriété est un vol à la communauté qui est censée être égalitaire. Qui n’a jamais rêvé par envie ou jalousie d’obtenir ce qu’autrui possède ? Tout mettre à plat et ne plus rien posséder, telle serait la solution. Une énorme mise en commun égalitaire. La fin du règne du « ceci est à moi ».

Le mouvement philosophique anarchiste a, depuis le XIXe siècle, et jusqu’à aujourd’hui, tenté de se battre contre la toute puissance de l’état providence. Étymologiquement, an- signifie « sans » et arkhê « pouvoir ». L’anarchiste est celui qui s’imagine une société sans principe de commandement où les hommes seraient libres de toute contrainte autoritaire et capables de développer une société sans domination et exploitation : être solidaires, complémentaires et collectivistes.

L’idée fait rêver. Et si tout le monde ou presque semble se tourner vers plus de redistribution des richesses (quand on sait qu’un pourcent de la population possède 90 pourcents environ des biens…), le problème des anarchistes reste la capacité à s’organiser sans pouvoir étatique. Car tout un chacun n’est pas nécessairement libertaire au sens où l’entendrait son voisin.

D’autre part, nous pouvons nous rappeler que le modèle de la « commune », dans un fédéralisme total, était aussi une quête ultime. Ce n’est pas un hasard si certains anarchistes se sont implantés dans le Jura français. Cette doctrine est aussi une tentative de maîtriser le destin collectif par la décentralisation du pouvoir. Dès lors, la Suisse peut être considérée comme l’aboutissement de l’anarchisme, à travers son fédéralisme…

Mais rassurons-nous, si la Terre ne nous appartient pas et que toute propriété est éphémère à l’échelle de l’univers, notre voiture, notre maison, notre téléphone, notre chien, notre mari ou notre maîtresse ont encore de bons jours devant eux…

Pour aller plus loin : 

Jean-Jacques Rousseau, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, 1754

Pierre-Joseph Proudhon, Qu’est-ce que la propriété ? ou Recherche sur le principe du Droit et du Gouvernement, 1840

France culture : la naissance du mouvement anarchiste

Entretien avec Eric Lordon