Dieu sera à jamais notre éternel inaccessible

Dieu est-il. Qui est-il? Sont-ils plusieurs? Est-il barbu? Est-ce une femme ? A-t-il eu un fils, certains hommes ont-ils été ses prophètes? Le mystère est entier pour de nombreux agnostiques et même certains croyants. Reste que les hommes de tout temps se sont toujours posé cette question: s’il  y a des créatures, alors il faut un créateur. Mais celui-ci est-il gentil? Bienveillant? Pourquoi a-t-il, s’il est le grand horloger, toléré le mal? 

Les Dieux grecs ressemblent aux hommes. Ils sont bavards, ils aiment manger et coucher, trahir leurs congénères et se jouer des hommes, pensons à l’épisode d’Ulysse qui fut éloigné de sa patrie durant dix ans après une guerre qui en dura autant. Il suffit de connaître les histoires de coucherie de Zeus et des dizaines de maîtresses pour s’en convaincre. 

Mais le Dieu du christianisme est tout l’inverse. Les hommes sont finis, il est infini. Les hommes sont mortels, le voilà immortel. Ses créatures sont limitées, le voici omniscient… À croire qu’on a fait de lui l’opposé de l’homme, comme une promesse de tout ce que nous ne serons jamais et que nous voudrions pouvoir atteindre. 

Le philosophe Leibniz a théorisé la question du mal au XVIIIe siècle. Nous vivrions dans « le meilleur des mondes possibles », comme si Dieu ne pouvait pas faire mieux avec les cartes qu’il avait en mains, et donc ferait-il au mieux en limitant la casse. Et à Voltaire de se moquer du philosophe dans son Candide à travers le personnage de Pangloss qui croit avoir la science infuse. Si Dieu est bon, comment Dieu a-t-il laissé Lisbonne sombrer dans un tsunami et tuer des milliers d’hommes en une journée ? Comment peut-il tolérer le mal, même au nom d’un moindre mal :

Ô malheureux mortels ! ô terre déplorable !  
Ô de tous les mortels assemblage effroyable !  
D’inutiles douleurs, éternel entretien !  
Philosophes trompés qui criez : « Tout est bien » ;  
Accourez, contemplez ces ruines affreuses,  
Ces débris, ces lambeaux, ces cendres malheureuses,  
Ces femmes, ces enfants l’un sur l’autre entassés,  
Sous ces marbres rompus ces membres dispersés ;  
Cent mille infortunés que la terre dévore,  
(…)
Direz-vous : « C’est l’effet des éternelles lois  
Qui d’un Dieu libre et bon nécessitent le choix ? » 

Peut-on se laisser convaincre que nous vivons dans ce meilleur des mondes qui a donné son titres au célèbre ouvrage d’Aldeous Huxley? Pour parodier Voltaire, « Dieu a créé l’homme, mais l’homme le lui a bien rendu »…

Même dans la « mère patrie », tout est dans le rapport au Père. On ne peut se concevoir sans papa. Sans origine. La grande question métaphysique du « qui était là à l’origine » vient avant même le « pourquoi ». L’homme n’a jamais su concevoir l’univers à partir de rien. Le rien est néant. Il n’est rien (même si le rien, c’est déjà quelque chose…). De lui, rien ne sort. Comme l’explique le père Parménide dans son Poème. Les êtres humains ne peuvent expliquer l’univers, le mystère de l’alpha, alors nous cherchons et dessinons un grand horloger, toutes religions confondues, qu’elles soient poly ou monothéistes. Tant et si bien que cela semble être un besoin anthropologique. Si Dieu a créé l’homme à son image, on peut dire de même de ce Jésus blond aux yeux bleus qu’on nous sert en Occident. Ne sont-ils pas mates de peau et n’ont-ils pas les yeux noirs, à Nazareth? Sortons de notre ethnocentrisme et laissons le mystère demeurer entier, pour garantir le respect entre chacun et le droit à toutes et tous de croire ou non à sa manière. À chacun sa réponse. Si Dieu existe, il doit être multicolore et à géométrie variable, comme les hommes.

Voltaire, Poème sur le désastre de lisbonne, 1877.

Leibniz, Essais de Théodicée, 1710.

Voltaire, Candide, 1759

France culture

Luc Ferry

L’anarchie sauverait-elle le monde ?

« Le premier qui, ayant enclos un terrain, s’avisa de dire: Ceci est à moi, et trouva des gens assez simples pour le croire, fut le vrai fondateur de la société civile. Que de crimes, de guerres, de meurtres, que de misères et d’horreurs n’eût point épargnés au genre humain celui qui, arrachant les pieux ou comblant le fossé, eût crié à ses semblables: «Gardez-vous d’écouter cet imposteur; vous êtes perdus, si vous oubliez que les fruits sont à tous, et que la terre n’est à personne ». Dans son Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, Rousseau nous mettait déjà en garde en 1754 contre les dangers de la propriété, ce pouvoir de fait sur un bien.

Ceci est à moi. Ma voiture, ma maison, mon téléphone, mon chien, ma femme ou mon mari, mon amant ou ma maîtresse. Cette énumération de possessifs volontairement hyperbolique a pour vertu de nous rappeler que rien ne nous appartient jamais vraiment et qu’il y a une prétention égoïste de l’homme à vouloir s’approprier des biens ou des personnes. 

L’être humain semble profondément égoïste. Derrière le capitalisme se niche l’ego et le besoin de pouvoir et de propriété, foncière ou monétaire. Même le communisme s’est engouffré dans le travers de l’égoïsme lorsqu’un Staline a voulu tout régenter et se hisser plus haut que la communauté pourtant théoriquement constitée de gens existant tous sur un même pied d’égalité. 

Dans Qu’est-ce que la propriété ? ou Recherche sur le principe du Droit et du Gouvernement, l’anarchiste français Pierre-Joseph Proudhon déclarait avec force en 1840 que « la propriété, c’est le vol ! » Car la propriété est un vol à la communauté qui est censée être égalitaire. Qui n’a jamais rêvé par envie ou jalousie d’obtenir ce qu’autrui possède ? Tout mettre à plat et ne plus rien posséder, telle serait la solution. Une énorme mise en commun égalitaire. La fin du règne du « ceci est à moi ».

Le mouvement philosophique anarchiste a, depuis le XIXe siècle, et jusqu’à aujourd’hui, tenté de se battre contre la toute puissance de l’état providence. Étymologiquement, an- signifie « sans » et arkhê « pouvoir ». L’anarchiste est celui qui s’imagine une société sans principe de commandement où les hommes seraient libres de toute contrainte autoritaire et capables de développer une société sans domination et exploitation : être solidaires, complémentaires et collectivistes.

L’idée fait rêver. Et si tout le monde ou presque semble se tourner vers plus de redistribution des richesses (quand on sait qu’un pourcent de la population possède 90 pourcents environ des biens…), le problème des anarchistes reste la capacité à s’organiser sans pouvoir étatique. Car tout un chacun n’est pas nécessairement libertaire au sens où l’entendrait son voisin.

D’autre part, nous pouvons nous rappeler que le modèle de la « commune », dans un fédéralisme total, était aussi une quête ultime. Ce n’est pas un hasard si certains anarchistes se sont implantés dans le Jura français. Cette doctrine est aussi une tentative de maîtriser le destin collectif par la décentralisation du pouvoir. Dès lors, la Suisse peut être considérée comme l’aboutissement de l’anarchisme, à travers son fédéralisme…

Mais rassurons-nous, si la Terre ne nous appartient pas et que toute propriété est éphémère à l’échelle de l’univers, notre voiture, notre maison, notre téléphone, notre chien, notre mari ou notre maîtresse ont encore de bons jours devant eux…

Pour aller plus loin : 

Jean-Jacques Rousseau, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, 1754

Pierre-Joseph Proudhon, Qu’est-ce que la propriété ? ou Recherche sur le principe du Droit et du Gouvernement, 1840

France culture : la naissance du mouvement anarchiste

Entretien avec Eric Lordon

Nietzsche ou le poids le plus lourd : 6000 pieds au-delà de l’homme et du temps

Et si devions revivre notre vie éternellement, dans un tourbillon sans fin, sans que le moindre détail n’en soit changé ? C’est en 1881, non loin de Sils-Maria dans les Grisons, que le grand Friedrich Nietzsche eut sa révélation de l’éternel retour du même(die ewige Wiederkehr des Gleichen), une notion centrale de son œuvre qui la traverse de part en part : « Tout est déjà revenu : Sirius et cette araignée et tes pensées à cette heure, et cette pensée qui est la tienne, celle que toute chose revient », écrit-il dans La volonté de puissance, aphorisme 328. 

Très éloignée de toute idée de réincarnation, dans le Gai Savoir au fragment 341, Nietzsche imagine un démon qui se glisserait chez nous et nous dirait :  « Cette vie telle que tu la vis maintenant et que tu l’as vécue, tu devras la vivre encore une fois et d’innombrables fois ; et il n’y aura rien de nouveau en elle, si ce n’est que chaque douleur et chaque plaisir, chaque pensée et chaque gémissement et tout ce qu’il y a d’indiciblement petit et grand dans ta vie devront revenir pour toi, et le tout dans le même ordre et la même succession (…)  – Ne te jetterais-tu pas sur le sol, grinçant des dents et maudissant le démon qui te parlerait de la sorte ? Ou bien te serait-il arrivé de vivre un instant formidable où tu aurais pu lui répondre : tu es un dieu, et jamais je n’entendis choses plus divines ! » Si cette pensée s’emparait de toi, elle te métamorphoserait, faisant de toi tel que tu es, un autre être, et peut-être t’écraserait. La question posée à propos de tout et de chaque chose : « Voudrais-tu de ceci encore une fois et d’innombrables fois ? » pèserait comme le poids le plus lourd sur ton action ! Ou combien ne te faudrait-il pas témoigner de bienveillance envers toi-même et la vie pour ne désirer plus rien que cette dernière éternelle confirmation, cette dernière éternelle sanction ? »

Pour Nietsche, qui philosophe au marteau, celui qui serait capable d’assumer cette pensée du poids le plus lourd deviendrait le « surhomme » (der Übermensch), celui qui dirait un grand oui à la vie pensée comme volonté de puissance. Mais pour tout un chacun, cette idée est une immense chance de repenser sa vie. Car comme le dit l’écrivain Fred Pellerin, il existe quatre questions que l’on devrait se poser tous les jours : quel est ton rêve ? C’est pour quand ? Qu’est-ce qu’on a fait pour lui aujourd’hui (perd-on son temps ?) ? Et en quoi notre rêve est-il aussi bon pour autrui (afin que ceux-ci ne soient pas trop égoïstes) ? 

En somme, il ne faut pas rêver sa vie, mais vivre ses rêves. Et si la vie devait revenir telle que nous la vivons et ce éternellement, si nous sommes d’accord de répondre un grand oui à l’éternel retour de toute chose, un immense « je le veux », c’est que nous avons fait de notre vie un rêve, une œuvre qui vaut la peine d’être vécue. Si nous répondons « non », c’est qu’il est temps de changer de vie et de se rappeler, pour citer Ionesco, que l’ « on vient au monde tous les matins ». Alors n’attendons pas demain…

Pour aller plus loin : 

Friedrich Nietzsche, Le Gai Savoir, 1882

Les nouveaux chemins de la connaissance

Luc Ferry

Tu es plutôt classique ou jazz ?

On pense souvent qu’improviser ne s’improvise pas. Pourtant les grands créateurs, musiciens, peintres, sculpteurs, n’ont eu de cesse de réinventer les codes de l’art, faisant entrer cette discipline dans une histoire. On peut à cet égard oser dire qu’il existe deux façons d’envisager l’art musical et que ces deux manières s’excluent mutuellement. À l’image de notre rapport au monde. L’une est héritée de l’aristocratie et de la bourgeoisie. La musique serait affaire de travail et, à force de gammes et d’abnégation, le pianiste ou le flûtiste maitriserait son art. Il passe par la théorie de la musique qu’il mettra en pratique. Il saura l’écrire, apprendra ses gammes et le solfège. L’approche classique nécessite une tenue. De la régularité dans les apprentissages, du travail. Et de la raison. Au sens de René Descartes. Une méthode rationnelle.

À contrario, on trouve les adeptes de la musique jazz, incluant le blues qui en est l’alpha, trouvant son origine dans les champs de cotons et résonnant aux chants des souffrances. Ici, l’art est issu du bas peuple. Ici, la musique se transmet dans les gênes. Elle s’improvise et ne s’écrit pas. Elle est aveugle, comme Ray Charles qui apprit le piano sans avoir besoin de ses yeux, réinventant ainsi l’approche de cet instrument passant d’abord par le toucher et le rythme. Quelques accords suffisent au blues, et les notes virevoltent sur l’instrument qui improvise en jazz jusqu’à faire crier le saxophone cherchant les limites de l’instrument sans qu’aucune partition puisse rendre compte d’un tel effet sonore. Le jazz met en avant l’improvisation, le dépassement de l’instrument. Il n’est pas associé au travail ni à la raison, il est d’abord libération. 

En littérature, deux mondes s’opposent aussi. La fin de la bourgeoisie s’écrit avec Marcel Proust qui passera sa vie entière à rechercher son temps perdu et le retrouver au moment de sa mort. Une vie consacrée à l’écriture. Sa recherche. À l’opposé, Sur la Route de Jack Kerouac a été écrit sur un rouleau de 120 pieds de longs telle une immense improvisation. Proust raturait et recommençait. Ses manuscrit sont parfois illisibles. Le pape de la Beat Generation se lançait à corps perdu dans une écriture sans anicroche telle une presse bien rôdée.

Nous pouvons également nous inspirer des églises. Negro spirituals, chants et sentiment de liberté contre austérité des cultes et chants catholiques ou protestants classiques. Afrique contre Occident. À nous d’adapter notre vie selon qu’on veut la vivre de façon classique, faite de labeur et de contraintes, ou selon un schéma plus jazzy, libre et émancipé. À chacun de choisir son camp. 

La sexualité féminine naîtrait d’un désir de pénis…

Clytemnestre, celle qui est célèbre pour ses complots, est la femme d’Agamemnon, roi de Mycènes. Elle a déjà tué son précédent mari Tantale, ainsi que leur enfant. Elle donne naissance à quatre marmots : Iphigénie,  Chrysothémis, Électre et Oreste. Incapables de pouvoir partir à la guerre de Troie à cause de vents contraires lancés par Artémis, Agamemnon sacrifie sa fille Iphigénie sur l’autel d’Artémis. Par vengeance, le roi sera tué par sa femme en guise de vengeance à son retour de Troie. Oreste a vingt ans et reçoit un oracle : venger la mort de son père. Électre l’ambrée va aider son frère à assassiner leur mère, Clytemnestre.

C’est à partir de cette histoire mythologique que Carl Gustav Jung a théorisé le complexe d’Électre, équivalent pour les filles du complexe d’Œdipe freudien que Sigmund Freud lui-même a repris et critiqué. Vers 4-5 ans, le petit d’homme entre en concurrence avec son père ayant pour objet de désir sa mère, ayant peur de la castration (absence de pénis observée chez la mère ou la fille). Cette peur de la castration met fin au complexe d’Œdipe, ce qui amènera le garçon à être attiré par les filles à l’adolescence et conditionnera son rejet pour les hommes et fera naître en lui son hétérosexualité. Pour le dire autrement, l’homosexualité masculine serait selon Freud conditionnée par un Œdipe mal négocié.

Pour les petites filles, il en va bien autrement. En effet, selon Jean Laplance, « l’absence de pénis est ressentie comme un préjudice subi qu’elle cherche à nier, compenser ou réparer ». Aussi la demoiselle est-elle frustrée de ne pas en avoir ! La petite fille aimerait donc son père, ce héros, que pour lui soutirer son pénis en comblant un manque anatomique fondamental… Dans cette quête pour obtenir ce Graal, la mère fait office de rivale. Ce n’est qu’à l’adolescence qu’une femme sublimerait son désir de pénis ressenti durant l’enfance, trouvant un partenaire sexuel. Mais, même à l’âge adulte, selon Freud, la femme ne résoudrait jamais totalement son complexe d’Électre, sa condition étant liée à un manque, et expliquerait pourquoi les femmes seraient moins stables que les hommes sur le plan psyschique, hystériques ou caractérielles. Durant son développement, la fille grandissant continuerait de s’identifier à sa mère, même si elle est considérée comme une rivale. Ce qui expliquerait les rapports particuliers et complices qu’entretiennent souvent une mère et sa fille.

Evidemment, il faut considérer que les filles ont une connaissance de l’anatomie masculine suffisamment riche à cet âge pour que la théorie tienne. Combien de jeunes filles voient leur père ou un homme nu ? Difficile de désirer un pénis quand on n’en a jamais vu… Bien évidemment, les féministes de tous horizons détestent cette théorie, puisque les filles seraient des hommes avec un objet en moins, le pénis, manque qu’elles désireraient combler, des garçons privés de pénis en somme, dans une négativité jugée outrancière. Autre conséquence, le complexe d’Électre n’étant jamais vraiement résolu, l’homosexualité féminine s’expliquerait plus facilement. Autrement dit, même la psychanalyse est sexiste. 

Pour aller plus loin:

Christian Godin et Gilles-Olivier Silvagny, La psychanalyse pour les nuls, First, 2012.

Jean Laplanche et Jean-Bertrand Pontais, Vocabulaire de la psychanalyse, 1967, Éd.: Quadrige/PUF, 2007.

Je t’aime etc