par Yannick Burri | Sep 22, 2020 | blog
Il était une fois la légende la plus célèbre de l’Antiquité. Un jeune garçon du nom d’Œdipe, nom signifiant « pieds enflés » (lui qui avait été attaché par les pieds pour être tué), fils de Laïos et de Jocaste, fut exposé dès sa naissance à une prophétie confiée à son père. Le garçon serait parricide et matricide. Ses parents décidèrent de le sacrifier, mais le petit d’homme en réchappa et fut recueilli par ceux qu’il croyait être ses vrais parents, Polybe et Méropé, à Corinthe.
Un beau jour, sachant sans doute que quelque chose ne tournait pas rond, il décida d’aller voir la Pythie de Delphes qui lui révéla son oracle : il tuerait son père et marierait sa mère. Sous le choc, le futur prince décida de s’en aller et, en tentant d’échapper à son destin, il réalisa la prophétie, et s’engouffra tout droit dans la gueule du loup. Arrivé devant Thèbes, son véritable père lui barra la route et son « hybris » légendaire, sa démesure, conduisit Œdipe à le tuer. Puis il délivra les Thébains de la Sphinge, animal monstrueux qui mangeait les habitants, en répondant à la fameuse énigme : « Sur terre il est un être à deux, quatre, trois pieds, et même voix toujours (…) Quand, pour hâter sa marche, il a le plus de pieds, c’est alors que son corps avance le moins vite. » C’est de l’homme qu’il s’agit ! Car il commence à marcher à quatre pattes, puis à deux, pour finir par se tenir sur un bâton. Libéré de la Sphinge, Œdipe est accueilli en héros et se verra offrir Jocaste, sa véritable mère désormais veuve, en guise d’épouse, et lui fera quatre enfants incestueux.
À la fin du XIXe siècle, un Viennois patriarcal du nom de Sigmund Freud utilisa ce mythe pour en faire un concept central de la théorie psychanalytique : la première topique. Le complexe d’Œdipe concerne tous les jeunes enfants âgés de 4 à 7 ans environ et désigne le désir inconscient d’entretenir un rapport sexuel avec le sexe opposé, une relation incestueuse. Œdipe pour les garçons s’est ensuite transformé en Électre chez les filles. Si une jeune fille aime son papa, elle voudra dormir avec, elle lui fera plein de bisous, lui dira « je t’aime » bien souvent et fera de sa mère une rivale à évincer du lit conjugual. Idem pour le petit bout d’homme…
Comment lutter, à supposer que cette théorie soit universelle, ce qui est très contestable ? Aux parents de mettre des barrières, rappeler aux petits Œdipe qu’ils peuvent aimer, mais que l’amour a ses degrés et ses limites à ne pas franchir. Ne pas céder et faire dormir les petits dans leurs lits quand on le peut. Ne pas briser les couples. Car les complexes sont tenaces et si l’Œdipe n’est pas résolu, disait Freud, il surgira dans le futur de l’adulte bon nombre de frustrations et de névroses. Les enfants doivent transférer leur amour pour leur parent à quelqu’un d’autre dès l’adolescence. C’est à ce prix qu’on évite bon nombre de séances onéreuses chez le psy…
Pour aller plus loin :
Sophocle, Œdipe Roi, le livre de Poche, LGF, 1994
Sigmund Freud, Essais de psychanalyse, Payot, 2001
Christian Godin et Gilles-Olivier Silvagny, La psychanalyse pour les nuls, First, 2012.
Emission de France Culture
Micro-philo
par Yannick Burri | Juin 22, 2020 | blog
Sommes-nous seuls dans l’univers, ce monde infini, en constante expansion, composé de milliards d’étoiles et de planètes ? La probabilité est bien mince. Toutefois, il est fort peu probable que nous tombions un jour nez à nez avec un extraterrestre. Et si ça arrivait ? Seraient-ils gentils ou méchants ? La question que soulève le film Premier Contact, de Denis Villeneuve, est sans doute la plus pertinente : comment pourrions-nous le savoir, si nous ne pouvons communiquer avec eux? Ces œufs immenses qui colonisent plusieurs endroits du globe habités par des créatures étranges qui communiquent par des dessins fabuleux derrière une vitre tels d’immenses calmars venus d’ailleurs mettent à rude épreuve les meilleurs linguistes de la planète.
Le contact avec l’autre en tant que tout autre a toujours fasciné les hommes depuis qu’ils ont conscience de n’être qu’un grain de sable dans l’univers. Voltaire imaginait déjà un géant de 32 km de haut arriver sur notre petite planète bleue depuis Sirius. Les hommes, tels des Lilliputiens, se voyaient offrir une leçon de vie puisqu’avant de repartir, ce microméga offrait un cadeau aux humains : celui d’un livre contenant les secrets de la vie et de l’univers. Et à ces derniers de l’ouvrir et de constater que les pages sont vierges, que tout est à écrire. Ou qu’il n’y a rien à dire… Plus récemment, E.T., le célèbre long métrage de Steven Spielberg, a fait rêver tant d’enfants, en racontant la rencontre du troisième type avec un petit être dont un jeune garçon se prend d’affection et qui cherche désespérément, à coups de « téléphone maison », à retrouver les siens, sans aucune intention malveillante. C’est l’homme qui maltraite ce petit bout d’alien. Comme dans King Kong, la bête, c’est l’homme et la ville, c’est la jungle.
Plus intéressant encore, le film d’animation Planète 51, de Jorge Blanco, tend un miroir déformant aux êtres humains dans un genre de Lettres persanes peuplée de petits hommes verts ressemblant à s’y méprendre aux habitants de la Terre renverse la donne. L’extraterrestre, c’est lui !
Henri Bergson propose une expérience de pensée inédite (Les Deux Sources de la morale et de la religion) : si les hommes se reconnaissent et s’assemblent, c’est qu’ils se posent en s’opposant. Je suis moi car je ne suis pas toi. D’une famille naît un village. D’un village un canton. D’un canton une nation, puis un continent. Mais les continents ne se réuniront jamais dans les projets de paix perpétuelle kantienne, si l’on en croit Henri Bergson, car ils existent en s’opposant, dans leur complémentarité et leurs différences. Un américain n’est pas européen. D’ailleurs, l’Europe a été unifiée pour s’opposer aux grandes puissances mondiales comme les Etats-Unis.
Mais si les extraterrestres débarquaient sur terre, parions que Bergson aurait tort, que nous n’aurions d’autre choix que de nous réunir dans un élan planétaire.
Alors, à quand notre rencontre avec les aliens ?
Pour aller plus loin :
Henri Bergson, Les Deux Sources de la morale et de la religion, GF, Flammarion, 2012.
Thibaut Gress et Paul Mirault, La philosophie au risque de l’intelligence extraterrestre, Vrin, 2016.
Voltaire, Micromégas, 1752.
par Yannick Burri | Juin 15, 2020 | blog
La pensée de droite est historiquement liée à l’Aristocratie (littéralement le pouvoir aux plus forts), des Grecs qui possédaient des esclaves au régime féodal tombé avec la Révolution française. La Suisse vote majoritairement à droite, il est tout aussi facile d’être de gauche, sur les traces de Karl Marx, qui défendait les prolétaires contre les bourgeois qui les aliénaient. Et pour cause : selon le vieux barbu, tandis que l’intérêt du travailleur est d’obtenir le plus possible de rétribution par son travail, les exploitants cherchent uniquement la performance (produire un maximum à moindre coût), engendrant une lutte des classes inévitable. Les riches sont là pour faire rêver les pauvres, écrivait Maître Bonnant, célèbre avocat du barreau genevois, de façon délibérément provocatrice.
À droite, on veut toujours plus. On partage si on le peut, mais on est globalement contre la redistribution des richesses. Socialisme et communisme s’opposent alors au capitalisme. Et le fossé est toujours présent entre les classes sociales, car l’argent amène le pèse, le flouze, le fric, les dollars. Ceux qui le possèdent ne bossent pas au mérite. Dans cet American way of Life, les riches capitalisent. Ont-ils tort ? Le capital a aussi ses bons côtés : réinjecter de l’argent dans une entreprise pour la faire fructifier et grandir, faire travailler le peuple, créer des richesses, qui serait contre ? Le fait est que l’on n’a pas trouvé mieux depuis et les idées de la décroissance se heurtent à une économie de marché qui ne change pas de cap. Car comme le relève Gilles Lipovetsky, le moteur du capitalisme réside dans le fait de tout démoder, rendant les objets désuets, nous rendant captifs d’un système consumériste sans fin. La crise du covid-19 semblait l’avoir ébranlé, mais la machine est repartie à coups de milliards injectés dans l’économie mondiale.
Rouge contre bleu. URSS contre États-Unis. Le célèbre Rocky IV de Sylvester Stallone est une belle métaphore de cette Amérique meurtrie qui, dans un ultime souffle salvateur, à travers ce boxeur nommé Ivan Drago qui crie le nom de son Adriane, écrase la montagne de l’ex-URSS et l’envoie dans les cordes, K.-O. Sous nos latitudes, le capitalisme a gagné le combat depuis fort longtemps. Et il n’a plus vraiment d’adversaire.
Pour aller plus loin:
Karl Marx, Le Capital, 1867
Aux origines du capitalisme
Sylvester Stallone, Rocky IV, 1985
Jean Baudrillard, La Société de consommation, 1970
Gilles Lipovetsky, L’Ere du vide, 1983
par Yannick Burri | Juin 7, 2020 | blog
L’acte sexuel est une mise à mort. Le coït une petit mort. L’acte d’amour charnel, de reproduction, nous vient d’instincts primaux ancestraux. Cela s’apparente à quelque chose de bestial, de violent parfois. Les mantes religieuses femelles mangent le mâle après l’acte sexuel. Pas de happy end… Seule la descendance survit, dans un acte d’amour sacrificiel.
Pour le dire autrement, il n’y a pas de création sans destruction. Comment sortir de cela ? Il faut peut-être accepter que nous soyons des êtres de vie et de mort. Se sublimer revient à pouvoir transcender la réalité. Le véritable amour n’est-il pas de voir le monde tel qu’il est et nous regarder dans un miroir non déformant ? Sans morale. Amoraux.
Si certains se tatouent des arcs-en-ciel, d’autres se marquent de têtes de mort. Car il y a quelque chose de fascinant dans la mort, dans la destruction, dans le vice. Un interdit que l’on peut transgresser. La mort peut être belle aussi, comme dans « Une Charogne », le sublime poème de Baudelaire dans lequel il rend belle, avec toute la force poétique de sa plume, la décomposition putride de la chair au soleil.
Si la mise à mort d’un taureau provoque chez tout un chacun la révolte, le dégoût et la compassion intense devant un tel acte de barbarie, d’aucuns sont par la superbe qu’il voient chez le toréador qui combat une bête qu’il s’apprête à anéantir du fil de son épée. Tue-t-on des taureaux par amour ? Nous ne pouvons que regretter que la barbarie soit de tout temps et qu’elle ne cesse pas. La culture, c’est l’arrachement à la barbarie, paraît-il.
Finalement, quand on mange en amoureux un steak au restaurant, une bougie sur la nappe dressée, la question n’est peut-être pas ce que l’on mange, mais qui l’on mange. Vous l’aimez saignant, votre filet de bœuf ?
Pour aller plus loin :
André Compte Sponville, Le Sexe ni la Mort : trois essais sur l’amour et la sexualité, Lgf, 2014.
Charles Baudelaire, Les Fleurs du mal, 1857.
Chronique de Michel Onfray
Le Sexe ni la mort, André Comte-Sponville
par Yannick Burri | Mai 30, 2020 | blog
Il emmenait ses élèves à la boxe et chez les prostituées. Elle portait des jeans et on lui crachait dessus dans la rue. Le couple mythique dansait au Café de Flore à Paris et s’aimait de façon contingente. Un amour complexe. Sans attache. Non nécessaire. Car l’Amour, selon Sartre, c’est la possession d’autrui. Le pape de l’existentialisme voulait se sentir libre. Libre de refuser le Nobel de littérature, libre de se sentir libre sous l’Occupation, libre d’aimer son « Beaver » – son castor –, comme il appelait une Simone de Beauvoir qui a dû composer avec ses études, faire figure de proue du féminisme en France et assumer des « amours contingentes », quitte à en perdre la tête.
Aujourd’hui, on dirait de Sartre qu’il était polyamoureux. Aimer plusieurs personnes en même temps. Pourquoi pas. Tout le problème vient du consentement d’autrui. Est-on prêt à renoncer à notre conception conservatrice de la fidélité pour assumer nos envies, nous sentir libres, être des existentialistes du XXIe siècle ? L’amour et la liberté, couple difficilement conciliable. D’ailleurs, un mariage sur deux finit en divorce. Fidélité, liberté et amour. Difficile de ne pas céder à nos tentations. Sartre était-il responsable de ses actions et assumait-il le mal qu’il faisait à sa compagne qui l’aimait éperdument ?
Si la citation de Beaver « un homme sur deux est une femme » nous renseigne sur le XXe siècle, on peut se demander si l’inverse n’est pas aussi vrai aujourd’hui.
Pour aller plus loin:
Pierre de Bonneville, Sartre et les Amours Contingentes : Essai, L’éditeur, 2018.
France culture
Article de L’Express
Ilan Duran Cohen, Les Amants du Flore, 2006