Que suis-je ? Question banale en apparence. Et pourtant. Pour les uns, je suis un produit d’un ou plusieurs dieux, doté d’une autonomie et d’une responsabilité qui passent de presque rien à presque tout. Pour d’autres, nous serions d’abord des êtres sensibles, et dotés d’intelligence. Nous pouvons aussi simplement nous considérer comme des êtres inscrits dans une durée, existant de fait de notre naissance à notre mort, possédant cette fabuleuse faculté nous distinguant sans doute en grande partie de la plupart des animaux : nous savons que nous sommes. Être ou ne pas être, telle n’est donc pas la question, comme aimait à le rappeler le généticien et philosophe français Albert Jacquart. Pour les autres encore, constat plus récent, nous sommes de la poussière d’étoiles, agrégat complexe organique à la dérive depuis quelque 14 milliards d’années, Robinsons isolés sur un caillou tournant sur son axe dans un univers infini dont le centre est à la fois partout et nulle part. On pourrait donc dire que la civilisation a initié son voyage sur les rives du credo ergo sum, a navigué sur les eaux du cogitocartésien pour s’échouer sur une terre aride, factuelle et scientifique : sum. De la métaphysique à la physique moderne. De la croyance à l’athéisme, au matérialisme.
Notre vie entière est donc façonnée par cette question. Car « ce que je suis » va définir ce en quoi ou en qui je crois (en un dieu ? en l’homme ?), mes valeurs (une certaine éthique, religieuse ou laïque), une épistémologie (que puis-je savoir ?), une esthétique (qu’est-ce qui est beau ?), un certain rapport à l’espace (où dois-je me situer, dans quel monde ?) et au temps (un temps cyclique ? téléologique ? depuis quand existons-nous ?). Nos vies sont bercées par notre culture, elle-même dépendante de notre héritage religieux : un enfant issu de la laïcité soustrait à toute éducation théologico-métaphysique ne ressemble guère à son homologue biberonné au sacré.
Reste que deux questions semblent capitales, probablement corrélées et souvent jetées aux oubliettes de nos préoccupations quotidiennes : y a-t-il un créateur ou une force créatrice à l’origine de nos origines ? Et que représente la mort d’un homme, autrement dit, existe-t-il un après ?
J’ai toujours été frappé ou par une certaine tendance à tourner le dos à ces questions, ou par l’assurance qui semble émaner des hommes, quels qu’ils soient, philosophes érudits ou individus sans histoire, lorsqu’ils se positionnent fermement, comme si tout était si simple, comme si les réponses allaient de soi.
Il va sans dire qu’un croyant doit avoir plusieurs bonnes raisons d’avoir la foi. Beaucoup de pratiquants le sont de père en fils et pérennisent leur culture, bouillon dans lequel ils sont tombés quand ils étaient enfants. Changeraient-ils de religieon s’ils prenaient le temps de parcourir l’éventail du catalogue complet en matière d’offre religieuse ? Auraient-ils opté pour leur confession si on ne les avait pas éduqués ainsi, nés dans une contrée différente ? On ne peut que penser que croire offre des réponses satisfaisantes à ce qui touche au mystère, cette sphère se situant hors du champ de ce que la raison nous permet d’appréhender, comme Emmanuel Kant l’a théorisé au XVIIIe siècle : le monde a été créé par untel (ou telle force), il se structure ainsi, se régulant selon tel principe, offrant une boussole confortable et parfois même un parachute doré pour des paradis non artificiels. Qui ne signerait pas ? Certes, croire comporte aussi son lot de contraintes, pensons au devoir de prière, à certains rituels, aux règles à respecter, aux restrictions éventuelles. Il me faut rappeler que la foi, fides, désigne étymologiquement la « confiance » ou « celui qui inspire confiance ». Aussi, quand j’ai la foi (pour ma part, de façon très utilitariste, quelques jours par année et quand cela m’arrange), je me sens apaisé. Et ceux qui en sont dotés inspirent effectivement quelque chose de l’ordre de la confiance, une certaine sérénité, une forme de tranquillité de l’âme. Si fumer tue, prier ou croire doit très probablement prolonger l’espérance de vie.
Il n’empêche, comment ne pas être perplexe face à tant de sérénité. Peut-on véritablement avoir confiance en un dieu génocidaire (pensons à l’épisode du Déluge) ? Comment se résoudre à accorder du crédit à ce Dieu chrétien « trois en un » mort sur la Croix pour racheter la nature peccamineuse de l’homme après avoir accompli son lot de miracles, homme-dieu ayant survécu à la mort ? Il me semble qu’un croyant n’a d’autre choix que de douter, face à tant d’inévidentes évidences. Et si ce doute peut parfois contribuer à freiner sa croyance, il devrait bien plutôt en constituer son moteur, celui d’une confiance qui n’aurait précisément rien à voir avec un quelconque aveuglement, d’une foi qui ne serait pas synonyme de crédulité, un doute qui signifierait que si nous faisons confiance, c’est bien que, quelque part, nous ne sommes pas si certains que cela de l’origine de nos origines, de la direction que doivent prendre nos actions ou nos interprétations des textes dits sacrés, qu’il subsiste une incertitude quant à notre sort après la mort, etc.
Reste que nous vivons aujourd’hui dans un monde rationaliste et technocratique où la science propose une explication satisfaisante à la plupart de nos questionnements, un monde hérité de Copernic, Galilée et Newton en somme. Devant tant d’évidences scientifiques, il paraît cohérent de se demander ce qui nous pousserait encore à croire. Après avoir lu Darwin qui donne un grand coup de pied dans la fourmilière des thèses créationnistes, après avoir parcouru quelques-unes des philosophies dites du « soupçon », Feuerbach tentant de lever le voile sur les illusions du christianisme, Nietzsche annonçant la mort de Dieu, et vivant tous quotidiennement assaillis par l’immense production du nouveau dieu appelé communément « science », nous serions tentés de troquer nos bancs d’église contre un microscope. Le Dom Juan de Molière, symbole d’un homme annonçant un certain esprit des Lumières, n’avait-il de bonnes raisons de se dresser contre toute forme de croyance et d’adopter une posture d’athée radical, provoquant Dieu à l’extrême, tentant de prouver son inexistence par le biais d’une attitude tenant du blasphème généralisé ? Le personnage de Molière, athée jusquà la moelle, semble néanmoins aussi doctrinal et inconséquent que le Dieu qui finit par le punir de ses péchés paraît ridicule. Autrement dit, un incroyant radicalisé qui s’engage corps et âme contre dieu, ou un athée plus modéré qui considérerait plus simplement qu’il n’a pas besoin de dieu(x) pour faire avancer la science adoptent des postures qui me paraissent être autant d’impostures. En effet, si l’on ne peut prouver l’existence de ce qu’on appelle « dieu » (bien que certaines preuves aient été avancées par des philosophes, preuves qui n’ont jamais, soit dit en passant, amené quiconque à se convertir), on ne peut pas davantage prouver son inexistence.
Là encore, on en oublie de douter, à l’instar de Dom Juan. Comment expliquer l’existence d’une créature, sinon par un principe de création ? Quand bien même, qu’on l’appelle « dieu » ou « premier principe », ce dieu des philosophes, causa sui, l’hypothèse n’en est pas plus convaincante. Soit nous régressons à l’infini, pour imaginer le créateur du créateur, soit nous nous autorisons un tour de passe-passe de la pensée, en créant le concept d’un être puisse être cause de lui-même, hors de toute chaîne causale. Autant tenter de dénombrer l’infini ! Disons-le dans un langage plus moderne : qui peut affirmer pouvoir se contenter de la théorie du Big Bang, autre visage d’un dieu plus contemporain ? Notre univers infini émanerait d’une boule d’énergie de la taille d’une tête d’épingle ? Cette thèse ne me persuade pas davantage que celle d’un Être ayant créé le monde en six jours.
En somme, devant tant de réponses proposées, la seule posture qui me paraisse tenable est celle du doute. Non pas ce doute hyperbolique dont nous parle Descartes, mais cette faculté de remettre systématiquement en question nos connaissances ou nos croyances en concédant qu’aucune ne paraît pleinement convaincante, qu’aucune ne mérite qu’on se batte en son nom, que ce doute qui agit comme un principe de précaution épistémologique conduit nécessairement à une forme d’humilité. Aussi, nous avançons en agnostiques, plus ou moins à tâtons, au sens où nous sommes parfaitement incapables de dispenser une vérité qui échapperait à sa remise en question. On oublie trop souvent qu’une vérité révélée n’a rien d’une vérité, et qu’une loi scientifique n’est vraie que tant qu’elle n’est pas invalidée. Autrement dit, même le discours scientifique doit douter de lui-même, prêter le flanc à sa négation ou, pour le dire avec Karl Popper, être falsifiable.
Il n’en demeure pas moins que nous pouvons choisir une voie plutôt qu’une autre, opter librement pour telle croyance ou revêtir l’habit de l’athéisme, mais nous ne pouvons pas ne pas accepter qu’il existera toujours une part d’incertitude de laquelle nous devons précisément tirer parti. Cette attitude consistant à avancer prudemment tenant compte de la nécessaire part de doute inhérente à chaque pensée n’a rien d’une faiblesse. Bien au contraire, c’est une force qui garantit plus d’exactitude dans notre quête de vérité, véritable moteur de nos réflexions. Croire en la force du doute, s’autoriser à douter de toute croyance, c’est la garantie d’un dialogue fécond entre les hommes.
Pour aller plus loin:
Karl Popper. La logique de la découverte scientifique. Traduit de l’anglais par Nicole Thyssen-Rutten et Philippe Devaux. Préface de Jacques Monod, Prix Nobel. Editions Payot, 480 pages, Paris, 1973
André Comte-Spongille, L’esprit de l’athéisme: introduction à une spiritualité sans Dieu, Lof, 2008