La philosophie a longtemps considéré les objets pour eux-mêmes et essayé de les définir en dehors de la conscience que nous en avions. Emmanuel Kant déjà pensait qu’il existait des « noumènes », des réalités intelligibles difficilement pensables et des « phénomènes », des réalités sensibles, accessibles à la pensée. Il a fallu attendre le début du XXe siècle pour qu’Edmund Husserl donne un grand coup dans la fourmillière et propose une nouvelle science qu’il baptisa « phénoménologie ».
La phénoménologie est l’étude de phénomènes, de ce qui apparaît à nos consciences, étude qui se fonde sur l’analyse directe de l’expérience vécue par quelqu’un. On cherche le sens de l’expérience à travers les yeux d’un sujet qui rend compte de cette expérience. Prenons un exemple. Qu’est-ce qu’un cube ? Un philosophe pourrait tenter de définir le cube comme un prisme dont toutes les faces sont carrées donc égales et superposables. Mais expliquez ceci à un aveugle, sans qu’il puisse toucher le cube, ou même à un voyant qui recevrait sa première leçon de géométrie euclidienne, et il ne verrait pas. Pour le phénoménologue, qui cherche à faire l’expérience du cube, d’un rubik’s cube par exemple, nous pourrions dire que cette forme apparaît à la conscience comme une forme se donnant dans l’espace selon six faces qui sont toutes égales, pleines de couleurs. Qui plus est, trois faces d’un cube sont visiblesen même temps. Notre pensée doit imaginer les autres faces cachées, reconstruire la forme dans l’espace par un effort de conscience.
La phénoménologie récuse cette opposition classique entre le moi et le monde. Nous sommes dans le monde et en en faisons tous les jours l’expérience. Le Lebenswelt, ou monde de la vie, est l’expérience que nous faisons du monde dans sa totalité. De plus, selon Husserl, toute conscience est conscience de quelque chose. C’est ce qu’Husserl nomme « l’intentionnalité ». La conscience est active, elle n’est pas une chose inerte. Tous les phénomènes mentaux sont constitués d’intentionnalité naturelle, sauf lorsque nous cherchons à faire le vide ou que nous ruminons. La méditiation pleine conscience serait une capacité à faire en sorte que la conscience prenne conscience de ce qui nous arrive, donc ferait de l’intentionnalité un moteur.
La phénoménologie peut aussi nous rendre poètes. C’est ce qui a par exemple fait écrire Francis Ponge dans Le Parti pris de choses en 1942. Il entreprend de rédiger une phénoménologie des objets. Alors qu’un métaphyisicien cherchant à définir le pain dirait que c’est « un aliment fait de farine, d’eau, de sel et de levain, pétri, levé et cuit au four », Francis Ponge écrit ceci :
« Le pain
La surface du pain est merveilleuse d’abord à cause de cette impression quasi panoramique qu’elle donne: comme si l’on avait à sa disposition sous la main les Alpes, le Taurus ou la Cordillère des Andes.
Ainsi donc une masse amorphe en train d’éructer fut glissée pour nous dans le four stellaire, où durcissant elle s’est façonnée en vallées, crêtes, ondulations, crevasses… Et tous ces plans dès lors si nettement articulés, ces dalles minces où la lumière avec application couche ses feux… »
Vive la phénoménologie et bon appétit.
Pour aller plus loin :
Edmund Husserl, Idées directrices pour une phénoménologie et une philosophie phénoménologique pures, 1913.
Philippe Cabestan, Introduction à la phénoménololgie, Paris, PUF, Ellipses, 2017