« Qu’est-ce donc que le temps ? Qui en saurait donner facilement une brève explication ? Qui pourrait le saisir, ne serait-ce qu’en pensée, pour en dire un mot ? (…) Si personne ne me le demande, je le sais. Si quelqu’un pose la question et que je veuille l’expliquer, je ne sais plus ». C’est ainsi que Saint Augustin, le théologien chrétien romain, tentait de rendre compte du temps, au IVesiècle déjà. 

À l’instar de son maître Henri Bergson, Vladimir Jankélévitch, philosophe et musicologue du XXe siècle, est un penseur du réel. Le réel, très généralement, peut se définir comme ce qui dure, ce qui est en perpétuel changement, en devenir incessant. Ainsi, penser le réel, c’est penser le temps dans lequel celui-ci se manifeste, c’est-à-dire penser le devenir.

Dans le temps, le réel est ce qui advient, apparaît pour disparaître; occasion irréversible, évidence fulgurante autant que décevante, l’événement arrive et s’en va, et ceci dans le même instant; aussi peut-on le comparer au clignotement de l’étincelle: il est tout entier surgissement et quintessence d’effectivité, mais il est fait pour être méconnu. »

Le réel est ce qui nous épuise, et ce que nous ne pouvons épuiser. Mais pourquoi en est-il ainsi ? Car si le devenir n’a de cesse de faire advenir de la nouveauté, toute appréhension du devenir qui se voudrait totalisante est vouée à l’échec, le devenir ayant toujours une longueur d’avance sur la saisie que nous avons de lui. De plus, l’homme, pour penser le temps, n’a pas d’autre choix que de le faire de façon intratemporelle. En effet, nul ne peut s’extraire du temps pour penser le temps. Bien plus encore, l’acte même de penser requiert déjà en lui-même du temps. Ainsi, pour Jankélévitch, le temps est la source de ce qu’il appelle « méconnaissance », car le devenir empêche une connaissance plénière du réel qui, de par sa nature temporelle, déborde toujours ce que nous pouvons savoir de lui. La méconnaissance, selon Jankélévitch, est de l’ordre d’une connaissance qui croit connaître mais qui manque un je-ne-sais-quoi qui est presque-rien mais qui change pourtant tout à la connaissance. Mais le temps est également le plus méconnaissable parmi toutes les « choses » méconnaissables qui existent, car en tant qu’ « objet » de pensée, le temps nous échappe toujours. Une telle thèse implique donc la reconnaissance d’une limite du pouvoir de connaissance de l’homme. Et ce que cette connaissance limitée méconnaît, Jankélévitch le nomme de façon neutre et à défaut de mieux : « je-ne-sais-quoi ». 

Nous ne pouvons nier le quod, c’est-à-dire le fait qu’il y a quelque que chose (plutôt que rien). Mais, pour Jankélévitch, ce qu’est l’être, son quoi, son « was », nous est refusé. Aussi, au philosophe d’écrire dans Le Je-ne-sais-quoi et le Presque-rien : « Le presque-rien est ce qui manque lorsque, au moins en apparence, il ne manque rien : c’est l’inexplicable, irritante, ironique insuffisance d’une totalité complète à laquelle on ne peut rien reprocher et qui nous laisse curieusement insatisfaits et perplexes. »

Le je-ne-sais-quoi est donc de nature ambiguë, c’est-à-dire, et à défaut de pouvoir l’énoncer autrement que par un paradoxe, quelque chose qui « est rien » ou, mieux, un « presque-rien » qui n’est pas pour autant quelque chose. Mais quel est-il alors ? Il est ce qui devient, insaisissable, à la lisière entre l’être et le non-être, « présence absente » ou « apparition disparaissante ». Comme le souligne Jean Wahl dans son article intitulé La philosophie première de V. Jankélévitch, « (…)  advenir, c’est à la fois être et n’être pas et en même temps ce n’est ni être ni n’être pas. »

Rappelons que le devenir possède une direction, un sens, ce vers quoi nous sommes tous orientés : la futurition. Même celui qui chercherait à nier son inscription temporelle et le fait qu’il l’éprouve à chaque instant en cherchant par exemple à se fermer au monde, en fermant les yeux, en se bouchant les oreilles, en s’isolant, ne pourrait faire en sorte que son propre futur n’advienne. Chaque battement de notre cœur est différent du précédent et de celui qui le suit, ne serait-ce que de par sa position ordinale dans la séquence constituée par les millions de battements cardiaques qui rythment nos vies. Notre chair fait l’épreuve de notre temporalité, le temps y inscrivant sa marque dans le moindre pli de notre peau, dans la plus petite cicatrice qui témoigne du fait que nous sommes toujours orientés vers un futur, un futur qui constituera un jour notre présent et qui basculera dans ce que nous appelons notre passé. Chez Jankélévitch, tout comme chez Bergson, l’avenir est notre orient à tous. Et Jankélévitch de préciser : « Le devenir n’est pas seulement fait d’un tissu impondérable où l’être et le non-être se contredisent et se repoussent : il est en outre irréversible et, à ce titre, d’autant plus méconnaissable. »

Tout homme doit faire avec son impossibilité à remonter le sens de sa propre temporalité.  Plus encore, il est en dehors du pouvoir de tout existant d’arrêter le cours du devenir, d’immobiliser ce qui est mobile, d’accélérer la marche des événements, ou encore de la ralentir. La temporalité vécue est donc incompressible. Cette limitation du pouvoir de l’existant due à son étoffe temporelle amène Jankélévitch à élaborer une pensée tragique, une pensée du « jamais-plus » qui, pour être comprise, doit se confronter à un événement tout particulier de l’existence : la mort.

Puisque notre existence est bornée par la naissance et par la mort, exprimant ainsi notre finitude, le temps qui nous sépare de notre propre mort n’est en rien infini. Cet élément a toute son importance, car c’est parce que notre existence est limitée que chaque instant doit être considéré comme ayant un poids infini. Comme le dit le philosophe : « le temps presse », au sens propre comme au figuré. Car à l’inverse, si nous étions immortels, si notre temporalité était de toute éternité, nous n’aurions pas à mesurer le poids infini de chaque instant de notre existence. Ceux-ci, bien qu’uniques, perdraient de leur inestimabilité, de leur valeur infinie, inévaluable, puisqu’il resterait toujours une infinité d’instants futurs synonymes de possibilités de transformations futures, de possibilités infinies de rachat. Mais en ce qui concerne le futur, au contraire, notre connaissance est réduite à n’être qu’incertaine, car il y aura toujours un « je-ne-sais-quoi » qui viendra déjouer nos pronostics, nos probabilités, soit, dans le vocabulaire de Jankélévitch, un presque-rien qui changera tout.

La grande misère de l’homme réside dans le fait que toute saisie d’un fait, d’un acte, d’un événement, d’une œuvre, d’une intention, lorsqu’elle a lieu, s’opère dans un retard insurmontable. La reconnaissance, qui peut s’opérer après la méconnaissance, est donc vouée à n’être qu’une connaissance périmée et le retard, le décalage temporel avec lequel par exemple la justice punit les crimes, ou le temps qu’il faut pour reconnaître le véritable talent artistique d’une œuvre et de son auteur, témoignent de cette misère des misères qu’est l’impossible inversion de cette logique de l’après-coup dont la cause reste la direction irréversible de notre temporalité orientée vers notre futurition.

Jankélévitch élabore ainsi une pensée tragiquebasée sur le constat, d’ordre temporel, que l’irréversibilité de la temporalité humaine implique une irrévocabilité de chaque acte commis et de chaque intention. L’homme ne peut défaire le fait même d’avoir fait : en ces mots s’exprime toute la pensée tragique de Jankélévitch. De plus, la conscience morale, qui se fait reconnaissance, n’intervient-elle nécessairement qu’après-coup. Aussi notre nature temporelle nous amène-t-elle son lot de maladies du temps, comme le remarque Isabelle de Montmollin-Roulet : ennui, exil, mélancolie, nostalgie, remords, regrets, souffrances morales bref, autant d’états qui expriment le lien pervers que l’homme entretient avec son passé, avec l’irréversibilitédu temps et avec l’irrévocabilité de ses agissements. La nostalgie, par exmple, comprise dans son sens étymologique comme « mal du retour », est donc la douleur ressentie lors de la prise de conscience de l’impossibilité du retour, au sens temporel bien sûr.

L’irréversibilité de la temporalité humaine confère une importance infinie à chacun des actes que nous commettons au présent. En ce sens, le temps est possibilité d’inquiétude. Il est ce qui ne nous laisse jamais à l’état de repos. Mais le devenir apporte aussi des délais et des possibilités de solution et de dénouement au sein même de notre existence. Nous touchons ici à la pensée éthique de Jankélévitch qui s’oppose au constat tragique de l’irréversible et de l’irrévocable. Puisque la mort nous guette, et puisque le temps permet la reconnaissance de ce qui avait été méconnu, Jankélévitch nous fait prendre conscience de l’urgence de nous rendre maîtres de notre présent, tout en sachant que chaque décision porte peut-être en elle le poids de notre destinée. L’urgence résonne comme un impératif, celui d’agir enfin en fonction et dans le sens même de notre temporalité.

À la sécheresse du remords et à la stagnation du regret, Jankélévitch oppose une attitude morale proprement active et créatrice : le repentir. Car le repentir amène de la nouveauté. Il permet de changer la donne du passé et, en ce sens, il peut être qualifié de créateur. Le repentir actif est donc bien de l’ordre d’une conversion, c’est-à-dire d’un retournement volontaire, car il permet de s’extirper d’un passé qui nous éprouve au quotidien, un passé dont les effets pervers se font sentir dans notre présent. Il est ainsi envisagé comme une libération par rapport au poids du passé. Il est un souffle nouveau, salvateur, dirigé vers l’avenir, grâce au pouvoir de l’instant.

Si Jankélévitch comprend le devenir comme étant continu, il le comprend plus encore comme étant discontinuité à l’infini. Pour lui, le devenir s’altère ou fait advenir l’altérité par le biais des instants infinis. C’est grâce au pouvoir de l’instant que le devenir, en tant que devenir autre, en tant que l’être est tout entier entraîné dans le devenir, est création. L’instant peut être compris comme une charnière entre l’être et le non-être, une charnière qui rend possible la mouvance du devenir, mais il nous faut d’emblée ajouter que cette comparaison est insuffisante et dangereuse, car l’instant n’est ni être ni non-être. Pour Jankélévitch, l’instant n’est pas une limite entre l’être et le non-être, mais bien un au-delà des deux, un je-ne-sais-quoi qui est presque-rien, ontologiquement ambigu et équivoque. Temporellement, ce qui est presque-rien, ce qui est de nature à supporter cette nature ambiguë et équivoque du quasi-nihil: c’est l’instant. Car seul l’instant, dépourvu de durée, et n’étant pas pour autant rien, rend possible ce qui est pensé comme une apparition qui est aussi disparition, une présence du je-ne-sais-quoi qui est en même temps toujours déjà une absence, une naissance mourante. L’instant permet donc la manifestation de l’altération de l’être. Il fait advenir l’avenir dans son mouvement dynamique.

Si l’instant porte en lui ce pouvoir prodigieux consistant à faire advenir l’altérité, encore faut-il que l’homme soit capable de s’approprier partiellement ce pouvoir, de le faire travailler pour lui. Existe-t-il une alternative à l’attente d’être-faitpar le devenir, c’est-à-dire au fait de laisser la temporalité nous dicter sa loi ? Sommes-nous condamnés à subir passivement le cours des événements sans jamais pouvoir en décider, contraints d’attendre passivement et patiemment ce que le futur nous réserve sans même pouvoir espérer un tant soit peu pouvoir le façonner ? La réponse de Jankélévitch à ces questions est pleine d’espoir. Car pour Jankélévitch, l’homme peut façonner son futur pour autant qu’il se donne les moyens de mobiliser le pouvoir de l’instant dans le but non plus d’être fait (de se laisser faire par le devenir), mais de conjoindre le faire-être et l’être-fait dans un impératif dont l’homme à l’initiative : l’impératif du fiat ! :« qu’il soit ! » Et la seule façon que l’homme a de faire en sorte que les événements qui remplissent sa vie dépendent de sa volonté réside dans l’activation du pouvoir de l’instant : le kaïros.

Le kaïrosest un terme qui notamment avec Aristote revêt également une valeur temporelle, signifiant alors l’ « instant propice», « la bonne heure », « l’occasion à saisir ». Pour Jankélévitch, qui renoue avec la signification temporelle du mot kaïros, l’homme doit être amené à chasser les instants opportuns, instants qui trancheront sur notre quotidien et lui donneront une nouvelle direction. Si, comme le dit Jankélévitch, « l’homme est fait pour apprivoiser la sauvagerie d’un devenir irréversible », il doit se mettre dans la peau d’un chasseur d’occasions, comme il l’écrit dans le Je ne sais quoi : « Attendre ne suffit plus, il faut maintenant se tenir prêt, faire le guet et bondir, comme fait le chasseur qui capture une proie agile ou le joueur qui attrape au vol une balle insaisissable. » L’occasion doit être comprise ici comme occasion de changement : une chance, pour l’homme, de se métamorphoser. Et pour qu’il y ait changement, il faut que quelque chose de radicalement nouveau advienne, une nouveauté irréductible à ce qui la précédait. En faisant advenir la nouveauté, et, plus encore, en voulantfaire advenir la nouveauté, l’homme peut se faire « l’ingénieur des occasions », obligeant ainsi « ingénieusement le Kaïros à travailler pour lui ». Le fait que l’homme enfante de lui-même et pour lui-même, par le pouvoir de l’instant qu’il peut activer, son propre devenir-autre, s’exprime dans ce propos que « tout peut devenir occasion pour une conscience en verve capable de féconder le hasard et de le rendre opérant ». L’homme est donc libre de possibiliser son futur. 

Être, pour l’homme, signifie s’altérer. En ce sens, l’éthique jankélévitchienne peut se définir comme une quête perpétuelle de l’ipséité (Ce qui fait qu’un être est lui-même et non pas autre chose), quête qui trouve sa raison d’être dans le rapport que l’homme entretient avec l’altérité, afin de dynamiser son existence, afin de devenir qui il est vraiment. Aussi peut-il écrire : « Se réaliser, c’est, pour l’essentiel, devenir ce que l’on est depuis toujours ».

Pour aller plus loin:

Saint Augustin, Les Confessions, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1998.

Jankélévitch (V.), Le Je-ne-sais-quoi et le Presque-rien, Paris, Seuil, 1980.

Wahl (J.), « La philosophie première de V. Jankélévitch », in Revue de métaphysique et de morale, Armand-Colin, janv.-juin 1955, n. 1-2, pp. 161-217.

de Montmollin-Roulet (I.), Vladimir Jankélévitch, philosophe du voyage, Lausanne, 1999, p. 198 et suivantes.

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